Nam Shub, technologies 2

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La technologie comme système d’apprentissage

Ainsi, la connaissance des règles formelles est ce qui donne un sens commun à partir d’une expérience individuelle pour celui, celle qui sait transposer celle-ci à l’aide de ces mêmes références partagées par tous. La technologie est la conséquence logique de tout cela. Elle est un cadre cohérent qui découle du système expliqué précédemment.

Nous fabriquons depuis des milliers d’années de nouvelles technologies. Et depuis des milliers d’années nous transmettons ce que nous savons de ces nouvelles technologies. Nous avons fabriqué un modèle de civilisation basé sur des technologies qui se renouvellent continuellement et nous utilisons toujours la même technique d’apprentissage afin de partager avec tout le monde ce que nous avons appris grâce à ces nouvelles technologies. Il semblerait même que nous ne savons plus pourquoi nous continuons à fabriquer de nouvelles technologies. Est-ce seulement dans le but de continuer à apprendre ? Ou par peur de perdre la faculté d’apprentissage qui nous permet de transmettre la fabrication de nouvelles technologies ? Et que contient cette faculté d’apprentissage que nous continuons de transmettre ?

Traditionnelle transmission

L’humain continue d’apprendre sans jamais s’arrêter d’apprendre à fabriquer de nouvelles technologies qu’il doit apprendre à maîtriser en retour et qui lui donneront de nouveaux modèles d’apprentissage qui lui permettront d’envisager la fabrication de nouvelles technologies et ainsi de suite.

Nous avons forgé une civilisation capable de répondre à la fois à la perpétuation d’une méthode d’apprentissage conservée par le biais d’une forte culture éducative et à la création continuelle de nouvelles technologies que nous ne conservons pas par le biais d’échanges et d’oublis. Nous ne conservons que ce qui permet de continuer le développement de nouvelles technologies liées à nos besoins.

L’humain invente ce qu’il a appris. Il peut même obtenir des résultats tout à fait différents en utilisant la même méthode de travail. Mais pour lui cette nouvelle invention, le résultat différent, contient en elle-même ce qu’il ne sait pas encore de ce qu’il savait déjà.

Nous fabriquons des mécanismes dont les techniques de construction demandent la capacité de synthétiser une nouvelle méthode technique qui s’adapte en fonction des contraintes liées aux techniques déjà existantes. Tout mécanisme créé dont la spécification technique demanderait l’utilisation de techniques qui n’existent pas est impossible à fabriquer, mais sa réalisation doit être quand même possible. Ce qui ramène l’impossibilité à une simple question de conversion technique.

L’humain anticipe ce qu’il ne sait pas par le biais de tests multiples qui peuvent être effectués afin de vérifier la validité de tel principe mécanique. Ces différents tests ont pour but de ramener tout mécanisme non conforme aux besoins techniques connus à une utilisation adaptée aux contraintes techniques qui existent déjà.

Nous renouvelons continuellement ce que nous savons afin de transmettre la matière qui sait de nous ce que nous avons déjà fabriqué. Toute technologie qui se renouvelle a besoin de transmettre ce qu’elle sait d’elle-même.

L’humain qui apprend à faire du feu, à réaliser une compote, à écrire un programme ou à faire du vélo à son enfant utilise toujours la même méthode d’apprentissage. Il croit que la diversité des technologies pratiquées (silex frappés, recette de cuisine, programmation, relation parent/enfant) lui donnent une explication active de sa présence ici bas comme but de son existence.

Traditions de l ’oubli

Nous choisissons d’oublier ce que nous savons déjà. De nombreuses techniques découvertes il y a des milliers d’années ont été perdues dans les méandres de l’histoire, recouvertes par de mauvaises transcriptions écrites, des altérations volontaires et involontaires, etc. Ce qu’il reste de ces techniques anciennes est si maigre, et, elles ont été tellement noyées afin d’en cacher leur vrai sens que nous avons été obligés de forger une nouvelle manière d’aborder ces techniques perdues afin de les découvrir une nouvelle fois.

« L ’art de la mémoire » est une de ces techniques perdues… au profit de l ’écrit. La tradition orale du conte en est encore une autre. Ce qui modifie le lent apprentissage qui est propre au travail du cerveau. Un livre lu il y a plusieurs années sera toujours plus ou moins bien enregistré dans notre mémoire à condition d ’accepter que ce ressouvenir soit un décalage, une réinvention ressouvenue, liée à notre propre expérience de vie, jamais ou, plus rarement, le texte exact. C ’est ainsi qu ’un texte s ’apprend non pas en le relisant des dizaines de fois la même version. Ce travail du cerveau dans le temps est assez proche de l ’ancienne tradition orale du conte laquelle ne conservait que de personnes à personnes un schéma général laissant à chaque conteur la possibilité d ’ajouter sa propre expérience1.

L’humain altère donc le cours de sa propre histoire en réinventant les même techniques qui inventent des méthodes d’investigation qui vérifient leur réalité en fonction des contraintes existantes. Ce qui a eu, pour conséquence, de le détourner de l’utilisation pratique de ces techniques afin d’en trouver de nouvelles qui ne seraient pas altérées par sa propre histoire. Autrement dit un langage, toujours identique, quelle que soit la période de l’histoire abordée afin de pouvoir continuer à transmettre par le biais de ce même langage une méthode d’apprentissage. Le pari est hautement risqué. L’environnement dans lequel il est plongé ne lui propose pas beaucoup d’alternatives.

Nous avons eu très tôt, dans l’histoire humaine, conscience de ce choix à faire. Nous l’avons transmis de générations en générations dans l’espoir de le conserver à la fois comme message, avertissement, énigme à résoudre et méthode d’apprentissage. Mais plus le temps passait plus ce qui était transmis se transformait, s’altérait pour devenir autre chose qui livre un sens complètement différent aujourd’hui. Ce qu’il affirme aujourd’hui n’a plus à rien à voir avec ce qu’il disait autrefois. Nous prenons conscience de ce fait, de ces diverses altérations et nous tentons de retrouver le message original qui avait été émis au départ.

L’humain a conservé de générations en générations la technique de l’apprentissage. Celle-ci s’est lentement désagrégée, altérée et transformée pour devenir quelque chose d’autre. Aujourd’hui l’humain se retrouve avec de nouvelles technologies qu’il invente continuellement afin de conserver la technique de l’apprentissage, mais cette technique d’apprentissage n’a plus la même signification que celle qui a été conservée de générations en générations. Ce qui le questionne en retour sur le sens de cette méthode d’apprentissage.

Nous nous retrouvons confrontés face à un puzzle dont les pièces ont été modifiées lentement en cours de route. La représentation du puzzle ne ressemble plus à celle qui avait été communiquée au départ. Dès lors puisque rien n’a été conservé dans son sens exact nous nous posons la question légitime : qu’ont-ils voulu nous dire de si important que nous avons oublié malgré les millions de livres, de manuscrits que nous avons conservés ?

L’humain remplace ce qui a été perdu par un langage plus direct, hautement abstrait et moins complexe à transmettre qui ne repose pas sur des mots, des verbes ou des phrases, mais sur la fonction effective de certains caractères abstraits lesquels relaient une unification plus élevée par contacts entre eux. En conséquence cette nouvelle méthode d’apprentissage sera toujours transmise de la même manière. Son contenu ne sera pas transformé, modifié. Il sera toujours identique quel que soit l’espace et le temps ; un peu à l’instar des lois de la physique.

Mais un échange subtile a été effectué. En retrouvant un langage hautement abstrait qui ne s’altère pas au fil des âges afin de mieux le conserver c’est son environnement, sa niche biologique, qui s’altère fortement parce qu’il utilise ce langage comme présupposé d’un système physique cohérent et immuable au détriment du système biologique toujours en train de se modifier et incohérent.

Ce qui avait été conservé pendant des siècles, la niche biologique, mais perdu dans la méthode d’apprentissage se perd aujourd’hui alors que la méthode d’apprentissage semble mieux se conserver.


  1. Voir Nicole Belmont, Poétique du conte. Essai sur le conte de tradition orale. Paris, NRF/Gallimard, 1999.↩︎